Raconte-moi un territoire

Il y a quelques semaines, j’écrivais un article sur les similitudes entre l’exercice d’écriture et l’architecture (ici). Plus récemment, Léa Simic contribuait à la réflexion en témoignant de nombreuses œuvres littéraires ou culturelles qui se sont attelées aux sujets du logement, de la ville, du rapport à l’espace, à l’aménagement, au « chez-soi »… et elle les reliait au rapport à l’espace dans l’exercice de l’écriture (). C’est justement une plongée dans le rapport aux lieux de vie et au « chez-soi », que je vous propose, à travers les revues d’architecture et leur manière renouvelée d’analyser les espaces, et en vous contant ma Normandie. 

Pour l’anecdote, j’ai grandi dans la campagne cauchoise racontée par Annie Ernaux. Plus précisément, nous sommes nées dans la même ville, et j’ai grandi à quelques kilomètres de ce « territoire du regard des autres et donc, parfois, le territoire de la honte » qu’elle a pu écrire.

Mais la comparaison s’arrête ici. Bien qu’ayant passé ma jeunesse sensiblement au même endroit, je ne partage pas son regard amer sur ces lieux que j’ai souvent arpentés et qui m’ont vu grandir. Peut-être parce qu’à l’âge où je rêvais de quelque chose de plus grand, où mon imagination débordait et se reportait sur les livres, mes envies d’ailleurs ont pris le dessus sur l’aversion pour cette campagne humide qui aurait pu naître en moi et j’en suis partie. Quand Annie Ernaux a mis plus de temps à la fuir. 

Conformément à la promesse que je m’étais faite depuis mes années de collège, j’ai quitté la région pour une autre, dès mon bac obtenu, mais tout en y gardant des attaches familiales importantes. Sans rancune, j’y suis revenue depuis peu. Pas tout à fait par choix, et à temps partiel car je vis entre Paris et la Normandie, mais je me surprends à apprécier retrouver des repères d’autrefois, à redécouvrir des lieux familiers. Certains vous diront que l’on est bien que chez soi, et qu’à la toute fin, chez soi c’est souvent là où nous sommes nés, où sont nos racines.

De manière plus ou moins consciente, les souvenirs de notre enfance, ceux des moments importants de notre vie, joyeux ou difficiles, marquent au fer les récits que nous faisons des espaces dans lesquels ils se sont déroulés. Car chacun entretient avec le territoire un rapport intime. In fine, ce qui fait un lieu dans notre esprit, c’est la manière dont on l’appréhende, on se le remémore et le récit que l’on s’en fait. Mais ce récit, comme tous les autres, est nécessairement teinté des émotions qui nous traversent au moment où nous vivons ces moments et au moment où nous les racontons. Ils ne sont jamais une observation factuelle et objective, géométrique au sens premier du terme, des lieux de notre vie et peuvent constituer souvent des témoignages qui relèvent plutôt du traumatisme ou de l’idéalisation. L’écriture en est un révélateur. Annie Ernaux l’illustre parfaitement.

« La mémoire des lieux qu’on a en soi ressemble à un palimpseste, ce manuscrit gratté sur lequel il y a plusieurs couches d’écriture et, parfois, les anciennes sont lisibles, réapparaissent. »

Annie Ernaux, Retour à Yvetot

« Jusqu’à Gutenberg (…) l’architecture a été la grande écriture du genre humain. » (Victor Hugo, Notre-Dame de Paris)

Parler des lieux du quotidien, des espaces où nous résidons, et la manière de les habiter, de les vivre, c’est tout l’enjeu des revues d’architecture. Si l’architecture même des lieux a souvent dit beaucoup de la manière dont nous vivions, comme le rappelle Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris, nous tâchons aujourd’hui de retranscrire ce que les lieux nous disent et disent de nous par l’écriture. 

Il y a quelques mois, j’assistais à une rencontre organisée par la Maison de l’Architecture d’Ile-de-France et le Conseil régional de l’Ordre des Architectes d’Ile-de-France, en partenariat avec le Salon de la revue, sur « Les revues d’architecture : Un regard critique sur l’architecture, la société et le territoire ». Les discussions portaient notamment sur les possibilités de réinventer les manières d’en parler pour sortir la discipline des sphères expertes et hermétiques de la profession, afin de s’ouvrir et être accessible au grand public. 

L’enjeu du logement, de la ville et de son aménagement nous concerne tous, mais on en parle peu, on y pense peu, ou seulement de manière inconsciente et informelle. Ce sont pourtant les espaces où se déroulent nos vies, qu’ils affectent continuellement. Ce soir-là il avait beaucoup été question d’hétéronomie de l’architecture. Les invités venus parler de leurs revues illustraient autant de tentatives pour reconnecter la discipline au monde qui l’entoure et aux préoccupations quotidiennes.

J’y ai ainsi découvert Plan libre, le journal de la Maison de l’Architecture Occitanie-Pyrénées qui s’intéresse aux sujets structurant les espaces que nous habitons mais souvent mal aimés : les ronds-points, les villes moyennes, les voitures, les piscines publiques… ou le « mook » Polygone – mi-magazine, mi-livre – s’attachant à sortir de la dimension souvent technique des revues pour parler davantage de l’expérience individuelle et des conséquences pratiques du bâti dans nos vies. 

Similitudes et dissonances : ce que les récits personnels nous disent d’un territoire

Revue L'épopée, N°1, "Micheline". Architecture et portrait, témoignage, souvenir d'enfance, récit de territoire en Normandie. 
© Conception graphique : Frédéric Rauzy
« Micheline », L’épopée. © Conception graphique : Frédéric Rauzy

La troisième revue présentée à cette occasion, L’épopée, m’a touchée plus que les autres. D’abord par son approche : chaque publication naît d’une succession d’entretiens visant à mobiliser les souvenirs d’habitants d’un territoire pour le raconter ; mais surtout parce que son premier numéro se concentre sur la Normandie racontée par Micheline.

La revue est présentée comme « hybride », relevant parfois davantage du roman, du carnet ou guide de voyage, voire du « grimoire contemporain », avec ses recettes de cuisine et ses astuces, ses bonnes adresses, ses anecdotes personnelles ou ses légendes locales. Avec ses diverses rubriques et ses récits, la revue dessine, avec l’aide de Micheline, un portrait en filigrane de la Région en alliant des souvenirs à des données empiriques. 

Ainsi, Micheline y aborde quelques marqueurs forts constitutifs de l’expérience normande : ses paysages et ses lumières si particulières, la culture culinaire avec le cidre fait-maison et la cuisine au beurre, le terroir avec la culture de la betterave, la langue qui révèle l’histoire régionale avec par exemple l’expression « boire un canon » inspirée d’un terme autrefois employé par les Vikings, ou l’architecture avec les villas de bord de mer et les matériaux locaux que sont la brique et le silex. 

Bien que classée comme une revue d’architecture, cette lecture permet de retrouver la saveur particulière que peut avoir la littérature. Elle m’a rappelé mes lectures d’auteurs normands ou passés par la Normandie – comme André Gide, Maupassant ou Flaubert – ayant souvent dépeint le territoire dans leurs œuvres. Comme l’histoire et la géographie peuvent le faire, cette littérature marque l’expérience des territoires et contribue à les façonner dans nos esprits et à les faire exister dans l’imaginaire des autres.

Peut-on imaginer ce que serait la Provence sans Giono et Pagnol ? ou Saint-Pétersbourg sans Dostoïevski ? 


En tête : Deuxième de couverture de la revue L’épopée, « Micheline », n° 1, 2020. © Illustration : Marta Orzel © Conception graphique : Frédéric Rauzy