L’ombre de l’écriture

On savait depuis une dizaine d’années qu’il serait difficile de surpasser Barack Obama en matière de discours. Donald Trump avait trouvé son style : celui de la brute épaisse de CM2 qui joue aux durs, mais dont les copies sont regardées avec désespoir par tous ceux qui ont conservé quelques notions d’histoire, d’orthographe, de mathématiques ou de sciences naturelles. Joe Biden, lui, a certes moins de charisme qu’Obama, mais un peu plus de respect pour les mots et pour l’histoire que son immédiat prédécesseur. Il n’empêche qu’il est un peu maudit avec les discours.

En 1987, alors candidat à l’investiture démocrate, il avait dû se retirer de la campagne après avoir repris sans le citer un passage d’un discours de Neil Kinnock, leader travailliste britannique. Quelques années plus tard, lors d’un événement commun, il l’avait présenté comme « celui qui écrivait ses meilleurs discours ». Bien tenté, mais la malédiction n’était pas tout à fait rompue.

Trente-trois ans plus tard, alors enfin élu Président -après une autre candidature malheureuse à l’investiture et deux mandats de vice-président- une histoire de discours vient encore -un peu- gâcher le tableau. Nulle question de plagiat, cette fois-ci. Mais lorsque le New York Ttimes révèle mi-novembre que certains de ses principaux discours -investiture, victoire- ont été au moins co-écrit par Jon Meacham, un petit trouble s’empare du microcosme médiatique américain -avec de savoureuses leçons de neutralité politique donnée par Fox News.

Pour ceux qui l’ignorent, ou qui n’ont pas encore vu le documentaire qu’HBO lui consacre en ce moment, Jon Meacham représente dans le paysage médiatique américain un espèce d’hybride entre Patrick Boucheron, Bernard-Henri Lévy et Georges-Marc Benhamou : un historien reconnu, biographe de plusieurs présidents américains -de droite et de gauche-, médiatique, prompt à parler de sujets politiques sans être clairement apparenté à un quelconque parti. En tout cas jusqu’à cette année, où il a publiquement appelé à voter pour Joe Biden -en le comparant plus ou moins à Roosevelt, tout en s’en défendant, et Trump à Nixon et Johnson-, et pris la parole à la convention démocrate. Les observateurs éclairés retrouvaient également dans les discours du futur président des angles communs avec son ouvrage le plus récent, Soul of America.

Jusque-là, rien de gênant, et les commentateurs se félicitaient plutôt de voir un candidat  se préoccuper de l’histoire américaine, après un mandat qui avait vu violemment resurgir ses pires fractures – même si certains, dont le chroniqueur media du même New York Times, considèrent que Trump a irrémédiablement fait basculer la présidence américaine dans une communication aux « 1000 feux par jour », et que la vision que Biden a de la communication, et donc du discours politique, est complètement dépassée. Là où le bât blesse, c’est que le 7 novembre, soit le soir même du discours de victoire de Joe Biden, qui se réfère notamment à cette « âme de l’Amérique » qui lui est chère, Jon Meacham dit sur MSNBC -dont il est un intervenant récurrent, et rémunéré- tout le bien qu’il pense de ce discours … sans préciser qu’il en est l’un des auteurs.

Petit mélange des genres qui n’échappe donc pas au New York Times : celui-ci sort un papier dès le 9 novembre sur le rôle de Meacham, ce qui pousse MSNBC à mettre fin à leur collaboration … avant de le réintégrer, non plus comme chroniqueur rémunéré mais comme invité récurrent, avec précision systématique de son rôle dans la campagne – il n’en n’a pas dans l’administration Biden. Nuance subtile certes, qui montre cependant qu’on peut, en France, être condamné pour incitation à la haine raciale, peut-être bientôt pour négation de crime contre l’humanité, inspirer très largement la rhétorique de l’extrême droite, et continuer à être rémunéré par plusieurs chaînes pour donner son avis sur tout, mais qu’aux Etats Unis, si on participe au discours politique -même pas à l’action, au discours- on n’est plus un « observateur neutre ».

Meacham apportera le lendemain, à l’occasion d’une conférence universitaire, des précisions sur son rôle dans la campagne. Ces précisons ont un intérêt non pas seulement pour comprendre l’affaire -finalement sans réelles conséquences pour lui- mais pour en venir -enfin, me direz-vous, et vous aurez bien raison, mais il fallait bien ce détour par l’audimat américain pour pouvoir glisser quelques hommages mérités à la qualité de notre propre paysage médiatique- à notre sujet.

Jon Meacham explique deux choses : oui, il a proposé des thèmes, des éléments de discours, relu des passages et des projets, participé à des réunions de travail, mais ça ne fait pas de lui « l’auteur » de ces textes ; non, contribuer à des discours politiques ne remet pas en cause son objectivité d’historien, qu’il distingue d’ailleurs de celle du journaliste, et qui ne lui interdit pas de prendre part à ce qu’il voit comme un moment historique important, en respectant les règles de confidentialité qui s’appliquent.

Ses conclusions sont intéressantes lorsqu’on réfléchit un peu au travail de plume. Elles font en tout cas écho à deux convictions profondes, que j’ai acquises avec les années.

La première est qu’on n’écrit jamais seul : quel que soit son environnement, et son rôle dans l’écriture, on doit composer avec les éléments, les angles des uns et des autres ; on propose plus qu’on impose, car seul l’orateur décide in fine de ce qui sera dit.

La seconde est qu’on n’abandonne pas sa pensée propre en aidant quelqu’un à exprimer la sienne : on y met beaucoup de soi, de ses réflexions, de ses émotions, mais ce n’est pas la parole de celui qui écrit, c’est celle de celui qui parle. S’il est fidèle à ce qu’on lui a proposé de dire, on s’en réjouit naturellement sur le moment. Mais on conserve un regard critique sur sa parole et son action, car c’est justement cela qui nous permet de remplir notre rôle.