L’espace d’un instant

A l’occasion d’une mission d’écriture, sur les enjeux du logement et de l’habitat, nous avons essayé de mobiliser dès le travail préparatoire les références littéraires, musicales, cinématographiques, qui pourraient nourrir la dimension profondément intime et imaginaire du sujet.

“L’homme construit des maisons parce qu’il est vivant, mais il écrit des livres parce qu’il se sait mortel. Il habite en bande parce qu’il est grégaire, mais il lit parce qu’il se sait seul. »

Daniel Pennac

On ne part jamais vraiment de rien pour écrire. Là, dans un coin de la tête, il y a la meilleure réplique de tous les temps, ces bribes de textes qui résonnent quelque part en écho, cette scène de film qui nous a tiré les larmes ou au contraire fait rire aux éclats. Ce silence, entre deux mots, entre deux phrases, qui nous a fait retenir notre souffle.

Depuis le collège, j’ai ce réflexe de garder au chaud dans un carnet les citations, les morceaux de phrases que j’entends et qui font naître en moi une émotion ou une autre. Chacun a ses références : pour ma part, je me considère plus littéraire que cinéphile. Le plus souvent ce sont donc des chansons ou des romans. Parfois un peu de poésie, pour la beauté du rythme, la douceur ou bien la force des mots.

Durant des années j’ai rempli des carnets entiers de phrases qui n’étaient pas les miennes mais que, d’une certaine façon, je m’appropriais un peu en les reliant au fil des pages. Sans autre but que de les relire de temps en temps, pour retrouver le frisson qu’elles m’avaient procuré la première fois.

« Inventorier ranger classer trier », comme dirait Perec … *

Recueillir des citations, oui, mais dans un but précis cette-fois : imager le propos, guider l’oeil, la pensée, la plume. C’est un sujet qui nous concerne tous et dans lequel chacun se retrouve. « Politique du logement ».

A première vue, pas le thème le plus poétique qui soit. Surtout lorsque, comme c’est le cas pour moi, le rapport aux mots passe avant tout par les émotions. Pourtant, en creusant un peu ma mémoire, où sont rangés les livres, les chansons, les films, j’ai commencé à y voir plus clair.  A chercher les chemins de traverse, au-delà des références évidentes comme un film récent qui parlait d’une maire face à ces questions.  

La première citation de ce fameux carnet qui m’est revenue en tête, c’était « tu me crois la marée et je suis le déluge », de Victor Hugo. Rien à voir avec le logement, ni de près ni de loin. Mais c’est Victor Hugo qui a retenu mon attention. Hugo, Zola, Camus, les classiques de la littérature qu’on nous fait lire au lycée -avec plus ou moins de plaisir, c’est selon les goûts. La ville, la société et ses injustices, l’appartenance et les origines, Paris et ses immeubles haussmanniens, sont finalement toujours en arrière-plan.

« Comme remède à la vie en société, je suggère les grandes villes : c’est le seul désert à notre portée. »

Camus

Mobiliser les références et les imaginaires c’est aussi – du moins, pour moi – créer des ponts. Le logement, qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça veut dire pour moi d’abord ? Pour celui pour qui on écrit dans un second temps ? Qu’est-ce que ça a voulu dire hier et qu’est-ce que ça pourrait vouloir dire demain ? Bien sûr il y a les réponses qui sont comme universelles. L’espace, le bâtiment, la construction, l’abri. Et puis il y a les réponses propres à chacun, selon le parcours, la sensibilité, la vision du monde.

C’est par là que j’ai commencé, pour fouiller mes tiroirs.

Tirer les fils de l’intime

« Si rester c’est l’enfer, si partir c’est dans l’air
Est-ce que j’dois secouer 40 années d’ma vie d’sédentaire?
Et pourquoi j’quitterai la vue que j’ai depuis ma terrasse?
Elle est très bien ma vue, il est très bien mon quartier
Et pourquoi j’quitterai mes potes et mon voisin d’en face?
C’est ici qu’j’suis moi-même et serein et entier
 ».

 « Tailler la route », Ephémère, Grand Corps Malade

Pour moi, à l’image de ce couplet, le logement doit d’abord être vu comme un attachement, un espace d’expression, « d’être soi ». En Allemand, il existe le mot « Heimat ». Je n’ai pas trouvé plus juste pour décrire le « chez soi ». C’est un « chez-soi », mais pas forcément là où l’on vit. C’est l’espace auquel on se sent appartenir, qui fait qu’on est nous, là où on se sent complet. Le village où l’on a grandi, son pays d’origine, ou même la famille. Heimat, c’est autant de visions que de logements. Et c’est dans ce chez-soi qu’on trouve un point d’attache et un espace de liberté.

Un sentiment d’étouffement parfois, lorsqu’il est subi. Loin des références littéraires que je citais plus haut, mais tout aussi marquant, je me souviens de Joker, que j’ai vu il y a quelques années. Ce film, derrière le vernis DC Comics, dépeint la ville dans ce qu’elle a de plus sombre à offrir. Le chez-soi qui devient un espace de mal-être et de trauma quand il n’est pas choisi, quand on doit le supporter, quand il nous noie dans sa foule dense et abandonnée, ses injustices.

Dessiner son espace

Ce qui transforme le logement en foyer, ce ne sont pas les murs. Derrière le béton, le double vitrage et les portes blindées, il y a des familles, des visages et des histoires. Comme celles de Nora, Amber, Emilie et Camille dans Les Olympiades de Jacques Audiard, ce film nommé d’après le quartier dans lequel il est tourné, et qui pourtant n’est qu’évoqué. Le sujet du film, ce sont ces vies quotidiennes, qui font le quartier et l’habitat. Être chez soi, c’est s’approprier le lieu. En traversant ses rues sans avoir besoin de carte, en y fabriquant des souvenirs, en y ancrant ses habitudes. Loger, c’est donner un endroit à habiter.

On habite une maison, un espace, un texte. On s’y déplace, on y existe.

« J’écris : j’habite ma feuille de papier, je m’investis, je la parcours.

Je suscite des blancs, des espaces (sauts dans le sens : discontinuités, passages, transitions).

J’écris dans la marge…

Je vais

 à la ligne. Je renvoie à une note de bas de page*

Je change de feuille.

*J’aime beaucoup les renvois en bas de page même si je n’ai rien de particulier à y préciser. » (Perec, Espèces d’espaces)

Perec, Espèces d’espaces

Notes : * Perec, Georges : Espèces d’espaces, « Déménager », éditions du Seuil, 2022.