Gisèle Halimi et l’incarnation dans le discours
Procès de Bobigny : 50 ans plus tard
Il y a quelques jours, c’était le 50e anniversaire du procès de Bobigny. Célébrer un anniversaire, c’est se souvenir de ce qui est apparu, de ce qui a changé. C’est aussi, dans ce cas, se souvenir que ce qui a été obtenu reste toujours fragile, quelques mois après la décision de la Cour Suprême de revenir sur une jurisprudence elle-même vieille de presque 50 ans.
Si l’on veut vous parler de ce procès aujourd’hui, c’est aussi parce que nous mobilisons souvent la plaidoirie de Gisèle Halimi pour évoquer la force de l’incarnation dans un discours, dans un texte. Une incarnation qui peut se faire de deux manières : par le portrait, celui d’un acteur concerné ou d’un anonyme qui illustre la réalité concrète ; par le témoignage de l’orateur lui-même, de ses réalisations ou de ses doutes.
Les deux exercices ne sont pas sans piège. Quand il est bien fait, le portrait permet de faire passer énormément d’éléments – y compris techniques – tout en facilitant l’identification. Il doit pour cela être bien documenté, servir le propos, et éviter de tomber dans le cliché ou le pathos. Le témoignage, quant à lui, expose l’orateur, crée du lien avec le public, mais risque toujours d’effacer la question traitée derrière l’histoire de celui ou celle qui parle.
Dans sa plaidoirie, Gisèle Halimi mobilise à la fois le portrait et le témoignage, pour exprimer l’universalité du sujet, au-delà du cas individuel des quatre femmes qu’elle défend. Elle revendique elle-même de s’identifier pleinement à ces femmes.
« Elles sont ma famille. Elles sont mon combat. Elles sont ma pratique quotidienne. »
En revanche, elle mobilise le portrait et le témoignage d’une manière particulière. L’un comme l’autre parle d’un collectif, non d’un individu. Deux collectifs différents :
- elles, « toujours la même classe, celle des femmes pauvres, vulnérables économiquement et socialement, cette classe des sans-argent et des sans-relations qui est frappée », dont Gisèle Halimi rappelle la composition statistique pour souligner l’inégalité face au droit et aux poursuites ;
- nous, « trois cent quarante-trois femmes (aujourd’hui, trois mille) [qui] ont dénoncé le scandale de l’avortement clandestin, le scandale de la répression et le scandale de ce silence que l’on faisait sur cet avortement », dont elle relève qu’elles n’ont jamais été inculpées ou interrogées.
L’autre particularité, c’est que ce « elles » et ce « nous », déjà distincts, ne prétendent pas englober ceux à qui l’avocate s’adresse. Les « Messieurs » pour qui elle fait ce portrait et ce témoignage, elle leur demande, plus tard dans sa plaidoirie :
« Est-ce que vous accepteriez, vous, Messieurs, de comparaître devant des tribunaux de femmes parce que vous auriez disposé de votre corps ? Cela est démentiel ! »
Le portrait et le témoignage, c’est donc une manière de proposer au public ou au lecteur de regarder son propre reflet. Qu’il soit flatteur, ou non.